vendredi 11 juin 2010

Préface de "L'urgence de la Métamorphose" par René Passet


"L'urgence de la Métamorphose" un livre de Jacques Robin (avec Laurence Baranski. Editions Des idées & des Hommes, 2007). Voici ce qu'écrivait René Passet
dans l
a préface :


"Plus d’un demi-siècle de luttes communes guidées par un même idéal humain, c’est l’histoire d’une amitié… Un demi-siècle pendant lequel j’ai pu admirer l’extraordinaire curiosité d’esprit de Jacques, son inlassable créativité, son intuition, sa capacité à créer de la relation et des synergies ( je pense notamment au Groupe des Dix qui aura constitué un événement décisif pour beaucoup d’entre nous) ; son obsession de l’avenir, car – ainsi que le proclamait, à la fin des années 1950, la bande annonce du périodique Demain à la création duquel il avait contribué - « Demain commence aujourd’hui… ».

C’est précisément la préoccupation de l’avenir qui a guidé la rédaction de ce livre. Depuis quelques années, j’ai vu naître chez Jacques, au fil de nos discussions, le besoin de livrer ce message qu’il destine d’abord au grand public et non au cénacle limité des spécialistes. Après De la croissance économique au développement humain (1975) - que j’avais déjà eu l’honneur de préfacer – suivi de Changer d’ère (1990), c’est donc le terrain de la vulgarisation qui a été choisi et c’est sur ce terrain qu’il doit être apprécié.

Laurence, à très juste titre, cosigne ce travail. Car la vieille complicité qui n’a cessé de régner entre Jacques et moi, s’est enrichie de jeunes amitiés, dont celle, extrêmement chère de Laurence. Je n’écrirai pas ici tout le bien que je pense d’elle, car je la plongerais dans une confusion que sa modestie me pardonnerait mal. Je dirai simplement que sa participation à nos groupes de réflexion, ses écrits, tout comme les initiatives qu’elle a su mettre en place et conduire avec bonheur – notamment Interactions Transformation Personnelle-TransformationSociale - témoignent de ses belles qualités intellectuelles et, ce qui ne gâte rien, humaines...Son rôle , dans la forme dialoguée sous laquelle se présente le livre, dépasse largement, j’en suis témoin, celui de simple interlocutrice auquel elle a voulu, le plus possible, se cantonner… et que d’ailleurs elle n’aurait pu tenir sans posséder une réelle intelligence des questions abordées.
La réflexion qui nous est proposée constitue l’aboutissement d’une évolution prenant sa source dans l’engagement concret et ne cessant de s’approfondir dans le champ de la pensée.

D’abord l’engagement. Notre première rencontre se situe, en 1952, sur le terrain de l’action. Jacques, qui avait fortement contribué à la création de l’un des tous premiers mouvements européens de l’après-guerre - le Mouvement Démocratique et Socialiste pour les Etats-Unis d’Europe (MDSEUE) qui n’allait pas tarder à devenir la « Gauche Européenne » - s’en était vu confier le secrétariat général, cependant que j’assurais le secrétariat national de la formation « jeunes ». L’Europe, à l’édification de laquelle nous avons alors activement participé n’était pas cette coquille vide dominée par les considérations mercantiles qu’elle est devenue, mais une communauté, un authentique espace de solidarité au sein duquel les ennemis d’hier décidaient d’associer leur destin. Pendant plusieurs années nous avons connu ce sentiment exaltant de contribuer à « faire l’histoire » dans la voie des Jean Monnet, Robert Schumann, Konrad Adenauer, Alcide de Gasperi, et aux côtés des Paul-Henri Spaak, André Philip, Robert Buron…des hommes politiques pour lesquels le réalisme consistait à transformer le monde dans le sens d’un idéal et non à se soumettre aux réalités du moment. Et nous avons souffert ou vibré ensemble au rythme des échecs ou des avancées.

De 1968 à 1976, Le Groupe des Dix, dont il est fait état dans les dernières pages de ce livre, marque une évolution. A l’origine, la préoccupation centrale reste essentiellement politique. Il s’agit, en effet, dans l’esprit de ses initiateurs – parmi lesquels Jacques joue une fois de plus le rôle principal avec Henri Laborit, Edgar Morin et l’homme de gouvernement qu’était notre ami Robert Buron – de rassembler des penseurs et des scientifiques de toutes disciplines afin de proposer au monde politique le bilan des connaissances et les grilles de lecture leur permettant de s’affranchir du discours incantatoire, pour mieux s’insérer dans les évolutions de notre époque. Mais, à part quelques rares personnages, comme Jacques Delors ou Michel Rocard qui, après la mort de Robert Buron, ont rejoint le groupe, le « microcosme » est resté à peu près totalement indifférent aux analyses que nous lui offrions sur un plateau d’argent. Dommage, car tous les grands problèmes qui explosent de nos jours lui étaient annoncés largement à l’avance...

En revanche, la confrontation transdisciplinaire des analyses de plusieurs grands chercheurs de notre temps – membres ou invités du groupe – ouvrait à chacun de nous une vision profondément renouvelée du monde, accompagnée de perspectives bouleversantes concernant sa propre discipline. Sans que les préoccupations concrètes initiales aient eu à en souffrir, il me semble qu’un basculement s’opérait alors, du politique vers l’approfondissement des approches et des questions scientifiques. Et cette évolution s’est poursuivie après la dispersion du groupe – laquelle n’a pas marqué la fin des échanges entre ses membres - à travers les nombreuses équipes de réflexion comme le GRI, le GRIT ou Transversales, dont Jacques fut l’initiateur et dont il n’en est pas une qui n’ait débouché sur des créations tournées vers l’avenir : Journées de Parthenay, Europe 99, Vecam, Centre Pierre Mendès-France… Symétriquement, la mise en place du CESTA, organisme d’action s’il en est, que le gouvernement Maurois confiait à Jacques, ne devait pas se faire sans aboutir, sous l’impulsion de ce dernier, à l’ouverture de nouveaux lieux de réflexion reliés par le Groupe Science Culture. Et si, plus tard, sur le conseil de Sacha Goldmann, le Président de Slovénie Milan Kucan, faisait périodiquement appel à quelques-uns d’entre nous, c’était – phénomène trop exceptionnel dans l’univers politique – non point pour nous demander des conseils d’ordre politique, mais essentiellement pour approfondir, dans tous les domaines, l’analyse du monde dans lequel se situait son action.

Parti du politique pour rencontrer successivement - grâce à une réflexion permanente sur les méthodes d’investigation scientifique (du cartésianisme à la pensée complexe) - le vivant, l’humain, et l’univers, on retrouve donc le politique, sous un jour profondément renouvelé par ce « détour de production ».

Le temps des bilans et des interrogations fondamentales sur la condition et l’avenir de l’humanité se situe dans la droite ligne de cette évolution. Si nous avons appris quelque chose de la réflexion transdisciplinaire des Dix, c’est bien l’interdépendance et l’indissociabilité de toutes choses. Il n’y a pas d’une part la créature humaine qui observerait l’univers et, d’autre part celui-ci qui serait observé, mais une créature qui est le produit de l’évolution complexifiante caractérisant cet univers. L’humain, n’est donc que l’univers lui-même, envisagé dans la pointe la plus avancée de son évolution. De la matière et de l’énergie dispersés par le big-bang, sont nées – par complexification progressive - des créatures vivantes, pensantes, conscientes et, pour l’une d’elles, consciente de sa propre conscience. Jacques et Laurence nous proposent donc d’ « inscrire notre conscience humaine dans l’aventure de l’univers ».

Nous prenons alors la mesure de la situation dramatique dans laquelle se trouve l’humanité. Ses moyens d’action s’étendent désormais de l’infiniment grand du cosmos à l’infiniment petit des nanotechnologies où se rencontrent le matériel et l’immatériel, le vivant et l’inanimé, le déterminisme et l’aléatoire. La voici donc en mesure de prendre le relais de cette évolution qui l’a produite et dont – même si elle en décrypte les mécanismes – elle continue à ignorer si elle a un sens et ce que pourrait être celui-ci : qui sommes-nous ? d’où venons-nous ? où sommes-nous ? qu’y faisons-nous ? où allons-nous ?…les grands problèmes métaphysiques restent entiers et pourtant nous voilà de plus en plus en mesure de prendre la tête du mouvement dont nous sommes issus. Aussi longtemps que la capacité de transformation du monde par les hommes restait limitée, la situation avait quelque chose de rassurant. On appelait « nature » l’immense domaine qui échappait au champ de l’intervention humaine et dont le respect des lois fournissait les critères du bien et du mal. Lorsque tout devient manipulable, le mouvement même qui accroît le pouvoir de transformation de l’humanité fait disparaître les critères qui pourraient la guider. Comme le disent nos deux amis, « notre aventure, c’est l’univers…cet inconnu ».

Situation d’autant plus vertigineuse que les puissances économiques menant l’évolution sociale obéissent à de logiques matérialistes, instrumentales et de court terme qui se situent à l’opposé des exigences de reproduction de la biosphère. Il faudrait beaucoup de sagesse aux hommes pour continuer à obéir aux rythmes de la nature, alors qu’en épuisant ses réserves, en l’écrasant sous leurs déchets, en détruisant les mécanismes assurant sa reproduction dans le temps, on peut se donner l’illusion d’une prospérité éphémère…au bout de laquelle se trouve la catastrophe. Nos deux amis passent longuement en revue les désastres écologiques et sociaux qui préludent à cette dernière.

Alors s’impose « l’urgence de la métamorphose », car, si l’humanité se rapproche dangereusement de ce point de non-retour à partir duquel son autodestruction deviendra inévitable, tout n’est pas encore perdu. L’émergence d’une « ère de l’information » qui déplace les moteurs de l’évolution sociale, de la matière et de l’énergie vers l’immatériel et le qualitatif, laisse entrevoir la perspective objective de surmonter les difficultés…au prix de profondes transformations subjectives et politiques. C’est pourquoi la troisième et dernière partie du livre est consacrée à « explorer des pistes de transformation fécondes » permettant à l’humanité– en passe de s’autodétruire – de préserver son avenir.

En dépit de ses craintes, la vigie infatigable se veut optimiste jusqu’au bout: lorsque, avec Laurence, Jacques évoque « la joie de la pensée cosmique et l’approche de la sensation de l’infini », ce n’est que pour conclure sur « l’envie et la force de continuer de s’émerveiller, de poursuivre toujours plus consciemment l’aventure humaine , et peut-être même de se laisser aller au désir de ré-enchanter le monde».

Tous démons libérés, la boite de Pandore abrite encore l’espérance… ".

René Passet, 26 août 2006

René Passet, professeur émérite de sciences économiques à la Sorbonne, ancien président du conseil scientifique de l'association ATTAC (Association pour la Taxation des Transactions Financières pour l'Aide aux Citoyens). Il a notamment publié : "L'illusion néolibérale" (Flammarion. 01) ; "Eloge du mondialisme par un "ant "présumé" (Fayard. 01) ; "L'économique et le vivant" (couronné par l'Académie des sciences morales et politiques - Payot 1979 ) ; "Une économie de rêve" (Calmann-Levy 1995. Nouvelle édition Mille et une Nuits 2003).

Le courant de pensée dans lequel s'inscrit cet ouvrage : du Groupe des Dix au CESTA, au GRIT et à Transversales Science Culture : l'histoire d'une pensée vivante en action...
"L'urgence de la Métamorphose. Inscrire notre conscience humaine dans l'aventure de l'univers" (dialogue avec Laurence Baranski, publié en janvier 2007 aux éditions Des idées & des Hommes). Lire la postface d'Edgar Morin.


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